
Par ailleurs l’émergence de cette aura autour du Che est tributaire des époques qu’elle a traversées : le sens originel de sa lutte s’est progressivement effacé au profit de la mise en exergue de son image seule pour symboliser un peu tout et n’importe quoi. La révolte des jeunesses occidentales de mai 68, les protestations contre la guerre au Viêt-Nam, ont vu fleurir des pancartes à son effigie… Aujourd’hui encore, les manifestations en tout genre voient régulièrement apparaître ce genre d’image. Le Che a donc été dégagé des dérives de sa lutte pour ne garder que l’image d’un homme qui a lutté. Contre quoi ? Ce n’est pas fondamental ici, ce qui compte c’est qu’il a résisté, et c’est ce symbole qui est si puissamment relayé de génération en génération jusqu’à aujourd’hui et sans doute pendant encore un moment.
Il apparaît donc intéressant de tenter de décrypter ce phénomène qui, loin d’être purement commercial est porteur de faits sociaux. En effet, comment l’image d’un homme qui, au-delà de ses idéaux a commis des exactions et des actes condamnables au regard des principes fondamentaux de respect de la personne humaine et de sa dignité (Principes, qui, s’ils ne sont pas universellement reconnus, ont vocation à l’être), a-t-elle pu devenir le symbole d’une révolution aux idéaux romantiques, de l’humanisme, de la liberté ? Au-delà de la création de ce mythe, s’en servant même, comment le capitalisme a-t-il réussi l’une des plus belle opérations marketing de l’Histoire grâce à la photographie de l’un de ses plus virulents adversaires ?
La diffusion commerciale de l’image du Che a été possible notamment parce qu’un mythe s’est érigé autour de cet homme, masquant ses zones d’ombre (I). Cette mise en exergue du mythe a permis la création d’un business florissant qui repose sur la réponse à une demande sociale : des héros modernes auxquels s’identifier et identifier la lutte, dans un monde où les repères font cruellement défaut (II).
I.L’émergence progressive du mythe CheA/ Le Che, une personnalité ambivalente
Il est indéniable que le Che a été auréolé d'un certain mystère. Son histoire lui a conféré une aura de martyr qui ne doit pas masquer la complexité du personnage.

Ernesto Rafael Guevara de la Serna, plus connu sous le nom de Che Guevara ou Le Che (prononcer "tché"), né le 14 juin 1928 à Rosario, Argentine et décédé le 8 octobre 1967 à La Higuera (Bolivie), est un révolutionnaire marxiste et homme politique d'Amérique latine, dirigeant de la guérilla internationaliste cubaine.
Alors qu'il était jeune étudiant en médecine, Guevara voyagea à travers l'Amérique latine, ce qui le mit en contact direct avec la pauvreté dans laquelle beaucoup de gens vivaient. Cette partie de son existence a fait l’objet d’un film récent, « carnets de voyage », dont nous aurons l’occasion de reparler. Son expérience et ses observations pendant ces voyages l'amenèrent à la conclusion que les inégalités socio-économiques pouvaient seulement être changées par la révolution, l'amenant à intensifier son étude du marxisme et à voyager au Guatemala pour y apprendre les réformes entreprises par le président Jacobo Arbenz Guzmán qui fut renversé quelques mois plus tard par un coup d’État appuyé par la CIA.

Peu après, Guevara joignit le mouvement du 26 juillet, un groupe paramilitaire dirigé par Fidel Castro, qui après plus de deux ans de guérilla, prit le pouvoir à Cuba en renversant le dictateur Fulgencio Batista en 1959. Il occupa ensuite plusieurs postes importants dans le gouvernement cubain, échouant en partie dans l'industrialisation du pays, et écrivit plusieurs ouvrages sur la pratique de la révolution et de la guérilla. En 1965, il quitta Cuba avec l'intention d'étendre la révolution au Congo-Léopoldville, sans succès, puis en Bolivie où il fut capturé et exécuté sommairement par l'armée Bolivienne entraînée et guidée par la CIA.
Cette biographie est à peu de choses près celle que l’on trouve dans n’importe quel dictionnaire, or elle occulte toute une partie de la vie et des actes condamnables commis par le Che.
A la lumière de ces éléments rudimentaires, on peut en effet estimer que la vie de Che Guevara est avant tout celle d’un aventurier, d’un adepte de la révolution et de la guérilla. Cette vie a connu une consécration avec la révolution cubaine qui est le point de départ de sa légende. Pour porter un jugement sur la vie et la personnalité du Che il apparaît d’abord nécessaire de porter un regard critique sur la réalité de la révolution cubaine qui est en partie son œuvre.
On peut bien sûr souligner que la Révolution a pris des mesures en faveur du peuple, des mesures de justice sociale, des mesures élémentaires : de lutte contre la corruption, contre la mafia, contre le trafic de drogue, contre la prostitution, de suppression des appareils répressifs d’Etat aux ordres de l’oligarchie, de disparition de la mendicité et du travail des enfants, de disparition de la ségrégation raciale, de baisses des prix de l’électricité, des loyers, des médicaments, des livres, de promotion de grands travaux publics et de création d’emplois, de réforme agraire, de priorité à la santé et à l’éducation publiques, d’instauration de la sécurité sociale, d’un système de retraites, de l’éducation universelle, de développement de la recherche, de la culture, du sport...
Il faut également préciser que cette révolution a connu un ennemi acharné : les Etats-Unis. Dès le 1er janvier 1959, des attentats sont perpétrés contre Cuba par des contre-révolutionnaires cubains, exilés ou restés dans l’île, que les États-Unis organisaient, finançaient et armaient. Le nouveau pouvoir en place va donc connaître des actions d’espionnage et de sabotage, de très nombreuses violations de l’espace maritime et aérien cubains dans le but de mitrailler des zones habitées, de bombarder des fabriques et des centrales électriques, d’incendier des cannaies et des sucreries. Mais c’est vraiment à partir de 1960 que les États-Unis allaient s’engager directement et systématiquement contre la Révolution cubaine. En janvier, le directeur de la CIA, Allen Dulles crée une « force spéciale » chargée d’actions de subversion contre l’île. Il ouvrira au Guatemala une base d’entraînement militaire de mercenaires dans le but de préparer l’invasion militaire qui eut lieu en 1961 et se termina pour les Etats-Unis par le désastre de la baie des cochons. Les actions terroristes contre Cuba vont pourtant continuer et se multiplier, organisées, soutenues ou couvertes par la CIA jusqu’à des attentats contre des écoles et des crèches, jusqu’à l’assassinat d’instructeurs de la campagne d’alphabétisation, jusqu’au premier attentat de l’histoire de l’aviation civile, jusqu’à des attentats biologiques perpétrés contre Cuba, contre ses cultures, ses cheptels, sa population.… Il apparaît dès lors difficile de nier complètement les paroles du Che, dirigeant la délégation cubaine à l’Assemblée générale des Nations Unies en décembre 1964, par lesquelles il dénonce avec force le comportement terroriste de l’« Etat voyou », les Etats-Unis1.

Ces différentes observations semblent aller dans le sens de la révolution cubaine, et au-delà, dans celui du mythe Che Guevara. Elles ne doivent pourtant pas masquer la réalité d’un mouvement et plus particulièrement celle d’un personnage intransigeant, violent, dénoncé comme une « brute sociopathe » par Williams Myers, journaliste au New York Sun. Si cette présentation peut paraître extrême, elle n’en est pas moins partagée par un certain nombre d’autres auteurs américains et plus généralement par l’ensemble des opposants du Che parmi lesquels on trouve la majorité des Cubains en exil ainsi que des réfugiés d’autres pays communistes.
Cette intransigeance doit être reliée à une conception marxiste de la révolution et de l'histoire du monde, à savoir que, pour le Che, le monde était le terrain d'affrontement permanent entre bourgeois et prolétaires, et que toute faiblesse de la part des révolutionnaires serait chèrement payée. Ses propres paroles soulignent cette conception du monde et de la lutte :
“Enlouquecido com fúria irei manchar meu rifle de vermelho ao abater qualquer inimigo que caia em minhas mãos! Minhas narinas se dilatam ao saborear o odor acre de pólvora e sangue. Com as mortes de meus inimigos eu preparo meu ser para a luta sagrada e me junto ao proletariado triunfante com um uivo bestial.”
« Emporté par une rage folle, je rougirais le canon de mon fusil en massacrant tout ennemi qui tombera entre mes mains ! Mes narines se dilatent en savourant l’odeur âpre de la poudre et du sang. Avec la mort de mes ennemis je prépare mon être pour le combat sacré et m’associe au prolétariat triomphant dans un hurlement bestial ! »
“El odio como factor de lucha; el odio intransigente al enemigo, que impulsa más allá de las limitaciones del ser humano y lo convierte en una efectiva, violenta, selectiva y fría máquina de matar. Nuestros soldados tien
en que ser así; un pueblo sin odio no puede triunfar sobre un enemigo brutal.”
« La haine est un élément de la lutte ; libérer sa haine contre l’ennemi pousse l’être humain au-delà des limites naturelles, le transformant en une froide machine à tuer, efficace, sélective et violente. Voila ce que nos soldats doivent devenir… » 2
Les défenseurs du Che soulignent pour leur part que cette intransigeance et cette violence n'étaient jamais gratuites et qu'elles étaient liées aux nécessités de la révolution visant à bâtir une société nouvelle et plus juste.
Ces nécessités se sont semble-t-il révélées dès la guérilla anti-Batista (1957-1958) dans la Sierra Maestra pendant laquelle Guevara exécuta lui-même 14 personnes dont un enfant de 14 ans, et ordonna l’exécution de 156 prisonnier, à laquelle il veilla personnellement dans la prison de Santa Clara.
Ce sont sans doute aussi ces nécessités qui justifient la torture et l’exécution de centaines de personnes dans les prisons cubaines, et du meurtre d’un nombre encore plus grand de paysans dans les régions qui étaient contrôlées ou visitées par la guérilla. Selon ses opposants, Guevara en fut « personnellement responsable ».

On retrouvera encore ces nécessités au fondement du système cubain de camps de travail forcé dont ce « grand personnage » fut l’instigateur, ayant créé le premier de ceux-ci à Guanahacabibes en 1960 afin de « rééduquer » ceux qui avaient commis des «crimes plus ou moins graves contre la morale révolutionnaire», disait-il. On y trouvait par exemple les responsables des entreprises publiques qui étaient coupables de diverses entorses à « l’éthique révolutionnaire »3, mais aussi tous les « cas difficiles », tous ceux qui pouvait pour une raison ou pour une autre apparaître aux révolutionnaires comme nuisibles au régime. En tous cas, le Che semble n’avoir eu aucun scrupule à enfermer et condamner arbitrairement aux travaux forcés et à faire exécuter des individus sans jugement. Longtemps après sa mort, le système cubain de camps servait encore à emprisonner les dissidents de la révolution, les homosexuels, les adeptes de religions, et même les victimes du SIDA.
Que dire enfin de la prière de Guevara à Fidel Castro et Krouchtchev, pendant la crise des missiles de Cuba, de déclencher la guerre nucléaire ? Qu’importe les conséquences, aucun apitoiement pour les millions de victimes qui en résulteraient, le Che pense qu’un monde meilleur sortira de ces cendres. Ceux sont toujours les nécessités
d’un monde idéal.
On ne peut nier que la révolution cubaine a aboutit à une dictature communiste. Comme à chaque fois avec ce type de société, la volonté de bâtir une société égalitaire dans laquelle des hommes nouveaux pourraient jouir d’une liberté réelle a conduit à un régime liberticide dans lequel l’éducation du peuple passe par la violence et les crimes. Il est indéniable que la personne d’Ernesto Guevara cristallise les événements s’étant déroulé à Cuba : poursuivant un idéal sans doute inaccessible mais auquel il croyait suffisamment pour ne reculer devant aucun sacrifice afin d’y parvenir, il apparaît comme un leader autoritaire dont les actes peuvent rappeler les tristes excès connus sous les divers totalitarismes ayant marqué le XXeme siècle. Mais au delà de ces faits, le Che peut être considéré comme un chef charismatique tel que le conçoit Max Weber4, un personnage hors du commun qui, à un moment donné du temps, a su mobiliser un peuple ayant foi en lui. Le charisme de l’homme a conduit à la création du mythe autour de sa personne. Si le processus de mythification a commencé de son vivant, c’est après sa mort qu’il va prendre toute son ampleur et renvoyer à des valeurs qu’on retrouve difficilement dans la réalité de sa vie.
B/ La création paradoxale d’un mythe humaniste et rebelle
Les divers témoignages recueillis sur sa vie montrent l’aura dont bénéficiait le Che, la fascination qu’il exerçait sur ceux qui l’entouraient, sa capacité de meneur d’hommes (renforcée, il faut le préciser, par un autoritarisme prononcé). Fidel Castro lui même avait perçu ce magnétisme et s’en est servi, d’abord pendant la guérilla, puis après la prise du pouvoir. Si le leader cubain a préféré écarter le Che du pouvoir, et ce notamment en raison de la politique extrême que ce dernier voulait mener, les discours de Castro ont toujours fait référence au Che et à sa légende. Le mythe a pourtant installé une opposition entre les deux hommes : l’un étant le bon et l’autre le mauvais révolutionnaire. Il s’agit là d’un premier paradoxe puisque les deux hommes sont indiscutablement liés, leur lutte était la même, ils poursuivaient les mêmes idéaux, l’un semble-t-il avec encore plus d’acharnement. Mais ce paradoxe renvoie à la volonté de séparer, d’arracher, le Che combattant, commandant révolutionnaire, à la Révolution cubaine elle-même et en particulier à son commandant en chef, à Fidel. Pendant la période de disparition de Guevara, après qu’il ait quitté le pouvoir, certains iront jusqu’à prétendre que Castro avait fait fusiller le Che à Cuba, pour « divergences de vues ». Il n’en était rien et l’absence de nouvel provenait du fait que l’aventurier était retourné, d’abord dans le plus grand secret, à ses activités de guérillero révolutionnaire. Ce passage de sa vie qui finira par sa mort en Bolivie renforce le halo de mystère entourant l’homme. Il voyage beaucoup, se déguisant pour ne pas être reconnu, organisant des mouvements révolutionnaires jusqu’en Afrique. Mais on ne peut pour autant parler de rupture avec Cuba qui continuait à l’aider, notamment financièrement, et à encenser son image. Si cette période trouble de l’histoire de Guevara renforce le mythe de l’aventurier rebelle, elle ne peut suffire à le séparer de son passé cubain. Le Che n’est Che en soi que parce qu’il y eut la Révolution cubaine, que parce qu’il fit cette Révolution en vainqueur et ce au côté de Castro. Si Guevara est un rebelle, ce n’est certainement pas contre la révolution cubaine mais avec elle, et avec tous ses démons.
Après sa mort, Che Guevara devint une icône pour les mouvements révolutionnaires marxistes du monde entier.
A une époque où le monde est divisé en deux blocs distincts, où beaucoup d’intellectuels de l’ouest, notamment en France, affichent leur préférence pour le système communiste, la figure du Che, incarnant la lutte, la rébellion, la résistance à l’oppression, va être utile à la propagande du bloc de l’Est. Elle va du même coup s’attacher des valeurs humanistes de libération du peuple, d’égalité réelle dans la société, ces mêmes idéaux qui sont attachées au marxisme depuis Marx lui-même et qui représentent tout le pouvoir de séduction de cette idéologie. La révélation des crimes communistes et la chute du bloc soviétique ne vont même pas ternir l’image du Che qui ne contient que les valeurs, les idéaux révolutionnaires, sans s’attacher à la réalité.

La figure de Che Guevara va également rester très populaire à Cuba et dans toute l'Amérique latine, les représentations de Guevara à Cuba sont très nombreuses. Dans The Cult of Che, le journaliste Paul Berman montre que le culte moderne du Che occulte les épouvantables luttes sociales qui ont aujourd’hui lieu à Cuba. Il donne comme exemple l’emprisonnement de dissidents, tels que le poète Raúl Rivero, qui a été finalement libéré grâce à une campagne mondiale de solidarité organisée par le Comité international pour la démocratie à Cuba dont font notamment partie Lech Wałęsa, Árpád Göncz, et Yelena Bonner.
Les références actuelles et constantes à l’imagerie du Che dans la propagande chaviste au Venezuela sont un bon exemple de l’impact qu’a toujours le révolutionnaire dans le cœur des sud-américains. Il faut d’ailleurs préciser qu’Hugo Chavez se sert de cet imaginaire tout en niant le caractère communiste de sa révolution et de son régime. Il est vrai que si le Che s’est notamment illustré à Cuba, il croyait avant tout à la « libération » de l’ensemble du peuple d’Amérique du sud qui ne faisait qu’un selon lui. On notera que cette foi dans l’unité rappelle là encore les idéologies totalitaires. Mais au-delà même des latino-américains, le Che représente la lutte de tous les peuples du sud contre le joug de l’impérialisme occidental capitaliste.

Che Guevara est donc le «libérateur», qu’importe qu’il soit à l’origine des camps
cubains, qu’il ait procédé à des emprisonnements arbitraires. C’est le « héro du
peuple», qu’importe que ce héros ait torturé et tué même au sein du peuple. Le mythe ne conserve que l’idéal, il blanchit l’homme de ses crimes, il oublie ses contradictions. Un « sur-sens idéologique » au sens où l’entendent Arendt5 et Besançon6 va recouvrir la réalité de la vie de Guevara.
En URSS, Staline, « le petit père des peuples », présentait le profond désordre économique de l’URSS comme une merveille d’ordre rationnel, la dictature comme la meilleure démocratie du monde. A Cuba et ailleurs, le Che va être présenté comme un guerrier extraordinaire alors qu’il n’était qu’un piètre tacticien n’ayant aucune victoire militaire à son actif, comme un génie révolutionnaire alors qu’il ne parvint pas à gérer l’économie cubaine durant la période où il a supervisé le quasi-effondrement de la production de sucre, l'échec de l'industrialisation et l'introduction du rationnement total dans ce qui avait été avant la dictature de Batista un des quatre pays d'Amérique latine les plus dynamiques économiquement.
Evidemment sous l’angle du réel, le Che apparaît nettement moins admirable et ses idéaux de libération du peuple et d’égalité prennent une toute autre résonance.
Mais ce culte est symptomatique de l’époque où nous vivons, dans un monde où l’apparence l’emporte sur le fond, où une image peut transfigurer la réalité et idéaliser un homme, quel qu’il soit. Car c’est bien grâce à une image, à une simple photographie prise par Alberto Korda, que l’homme va devenir l’icône incontournable, que la légende va vraiment être consacrée et bientôt récupérée.